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Quand la santé mentale aggrave les blessures physiques

February 26, 2025

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Vers la fin de l’année 2024, la Cour du Banc du Roi du Nouveau-Brunswick a rendu un jugement dans l’affaire Trainor c. DeArcos, 2024 NBKB 158, qui donne des perspectives intéressantes concernant la détermination du lien de causalité et l’évaluation des dommages dans le cadre d’une réclamation pour préjudice corporel.

Cette décision aborde plusieurs concepts prédominants dans les affaires de dommages corporels et de défense d’assurance, notamment la causalité de fait, la causalité de droit, les préjudices psychologiques, les questions de crédibilité et les principes de l’état dégénérescent de la victime et de la vulnérabilité de celle-ci.

Cet article présente un aperçu de l’affaire et de la décision actuelle de la Cour. Bien que les conclusions de la Cour reposent sur l’interprétation des faits et du droit par le juge, il convient de noter que l’affaire a fait l’objet d’un appel et pourrait donc être réexaminée.

Il est également important de souligner que cette décision a donné lieu à des débats au sein du barreau, non seulement concernant la conclusion de la Cour, mais aussi quant à l’application des faits aux principes juridiques et à l’analyse qui en découle. Le contexte juridique de cette affaire continuera probablement d’évoluer à mesure que l’appel progresse.

Ce qui suit est un résumé de la décision du juge et comporte quelques commentaires des auteures.

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Le 27 mars 2014, la plaignante, Meghan Trainor, âgée de 20 ans, a été impliquée dans un accident de la route près de Moncton, au Nouveau-Brunswick. L’accident s’est produit lorsqu’un camion est entré en collision avec le véhicule conduit par sa mère, dans lequel Meghan était passagère.

La plaignante a subi diverses blessures, dont des contusions et des douleurs à la poitrine, qui se sont résorbées en trois semaines, ainsi qu’une fracture partielle de la main gauche, complètement guérie. Elle a également fracturé son talon. Par ailleurs, elle a déclaré avoir développé des douleurs chroniques ainsi qu’un trouble de stress post-traumatique à la suite de l’accident.

Le conducteur et défendeur a admis sa responsabilité dans l’accident, mais a contesté le lien de causalité et les dommages. Le défendeur a reconnu que la plaignante avait subi quelques blessures, mais il a contesté le fait que l’accident était la cause de toutes les blessures.

Durant le procès, la Cour a évalué si l’accident était la cause des blessures de la plaignante et si celle-ci avait droit à une indemnisation pour les préjudices subis. Quinze témoins ont été entendus, dont dix experts.

Pour évaluer le lien de causalité, la Cour a dressé un profil de la plaignante avant et après l’accident. Ce profil a été établi sur la base de témoignages et de preuves documentaires, telles que des dossiers médicaux.

En ce qui concerne l’état de la plaignante avant l’accident, la Cour a relevé qu’elle avait déjà subi une intervention chirurgicale [ostéotomie fémorale de dérotation] sur sa jambe gauche pour traiter l’antéversion fémorale, dont elle s’était complètement remise avant l’accident. Il convient également de souligner qu’elle avait connu des troubles psychologiques, notamment la dépression, l’anxiété et un trouble de la personnalité limite, mais que son état s’était stabilisé avant l’incident. Sur la base des témoignages des experts, la Cour a conclu que la plaignante était « en voie de rémission » sur le plan psychologique, tout en estimant que son état au moment de l’accident l’avait rendue particulièrement vulnérable.

Après l’accident, le profil de la plaignante a révélé une combinaison complexe de problèmes de santé physique et mentale, qui se sont aggravés avec le temps. D’un point de vue physique, la plaignante a rapporté l’apparition de douleurs chroniques généralisées et a affirmé avoir auto-diagnostiqué une fibromyalgie. Bien que ce syndrome ait été évoqué dans les dossiers médicaux, aucun spécialiste n’a officiellement confirmé ce diagnostic. La plaignante a également souffert d’une dysfonction de l’articulation temporo-mandibulaire (ATM) après l’accident, et la Cour a reconnu que ce trouble était lié aux douleurs chroniques [et au grincement de dents associé] dont souffrait la plaignante.

En outre, la Cour a noté qu’après l’accident, la plaignante avait subi une ostéotomie fémorale de dérotation sur sa jambe droite. La preuve médicale indiquait que cette intervention était déjà à prévoir avant l’accident et qu’elle aurait eu lieu éventuellement, mais que l’accident et la modification de la démarche de la plaignante qui en a découlé ont nécessité que cette intervention chirurgicale soit effectuée plus tôt.

De plus, après l’accident, la plaignante aurait continué à éprouver des problèmes de santé mentale, qui auraient été exacerbés par les douleurs chroniques.

Dans l’ensemble, la plaignante a soutenu que ses blessures résultant de l’accident avaient entraîné des problèmes de santé physique et mentale durables, entravant considérablement sa capacité à travailler, à réaliser ses tâches quotidiennes et à maintenir son autonomie.

Droit Lien de causalité

La Cour a affirmé qu’il revenait à la plaignante de démontrer, selon la prépondérance des preuves, que l’accident avait causé les blessures pour lesquelles elle sollicitait une indemnisation, ou qu’il y avait contribué.

L’analyse du lien de causalité comporte deux aspects : 1) la causalité de fait; et 2) la causalité de droit. La « causalité de fait » fait appel au critère bien connu du sine qua non, et consiste à établir que l’accident est la cause des préjudices. La « causalité de droit » fait appel au principe juridique de l’éloignement du dommage, et consiste à établir que les préjudices étaient des conséquences raisonnablement prévisibles de l’accident. Plus précisément, en ce qui concerne l’indemnisation des préjudices psychiatriques, il s’agit de déterminer s’il était raisonnablement prévisible que la conduite entraînerait des préjudices pour une personne de constitution normale.

La Cour a également fait référence aux principes énoncés dans la décision bien connue de l’affaire Saadati c. Moorhead, 2017 SCC 28, dans laquelle la Cour suprême du Canada a mis en place diverses mesures de protection pour s’assurer que les réclamations non fondées pour préjudice moral n’aboutissent pas à une indemnisation. Ces mesures de protection comprennent une approche solide qui passe par l’analyse du lien de causalité, ainsi qu’une évaluation de la crédibilité du plaignant.

Analyse  Causalité de fait

Il a été conclu que la causalité de fait avait été établie en ce qui concerne les blessures physiques, soit une fracture du talon, des contusions à la poitrine et une fracture partielle de la main gauche. En outre, il a été indiqué que les preuves médicales permettaient de conclure que la plaignante souffrait d’un trouble de stress post-traumatique à la suite de l’accident.

La Cour a également été d’avis que les douleurs chroniques, la dysfonction de l’ATM et les interventions chirurgicales supplémentaires sur la jambe droite de la plaignante étaient suffisamment liées à l’accident selon le critère du sine qua non. Plus précisément, ces blessures faisaient partie d’une chaîne de causalité suffisante pour atteindre le seuil de causalité de fait.

Analyse  Causalité de droit

Ayant déterminé que les divers préjudices physiques et le trouble de stress post-traumatique étaient des conséquences directes de l’accident [causalité de fait], la Cour a conclu que ces préjudices n’étaient pas trop éloignés pour justifier une indemnisation.

Toutefois, il est intéressant de noter qu’il a été conclu que les douleurs chroniques généralisées, la dysfonction de l’ATM et les interventions chirurgicales sur la jambe droite de la plaignante n’étaient pas des conséquences raisonnablement prévisibles de l’accident et qu’elles étaient trop éloignées dans le cadre de l’analyse de la causalité de droit pour justifier une indemnisation.

En ce qui concerne les douleurs chroniques, il a été spécifiquement souligné que l’état psychologique préexistant de la plaignante a aggravé la douleur causée par ses blessures physiques à un niveau imprévisible.

Quant à la crédibilité de la plaignante, la Cour a estimé qu’il existait des preuves médicales suffisantes, qualifiées « d’abondantes et de convaincantes », à l’appui de ses affirmations. Il est possible de trouver la conclusion suivante au paragraphe 289 : « La Cour ne voit aucune raison de douter du fait que Meghan souffre de douleurs chroniques; douleurs qui découlent, à la base, d’un état psychiatrique préexistant et qui n’a pas été causé de droit par l’accident. » (Traduction de la version officielle)

Préjudices

Bien que la Cour ait reconnu la causalité de fait qui relie les douleurs chroniques, la dysfonction de l’ATM et les interventions chirurgicales supplémentaires à l’accident, mais pas la causalité de droit, la possibilité d’établir la causalité de droit reliant ces préjudices à l’accident a également été prise en considération.

À cet égard, la Cour a considéré le principe de l’état de la vulnérabilité de la victime et le principe de l’état dégénérescent de la victime, qui ont été énoncés et appliqués dans de nombreuses affaires. Ces deux principes ont été résumés par le juge de la manière suivante :

  • Principe de la vulnérabilité de la victime : Le défendeur « prend le plaignant tel qu’il le trouve », avec ses faiblesses et ses prédispositions, et est responsable même si les préjudices du plaignant sont plus graves que ceux qu’il aurait dû subir en raison d’un état existant, mais stable.
  • Principe de l’état dégénérescent de la victime : Le défendant n’est pas tenu d’indemniser le plaintif pour les effets d’un état préexistant instable, qu’il aurait subi de toute façon. Dans ce cas, le défendeur est responsable des dommages supplémentaires, mais pas des dommages préexistants.

En appliquant ces deux concepts, le juge a conclu que la plaignante n’avait pas de faiblesses ou de prédispositions qui auraient pu faire intervenir le principe de la vulnérabilité de la victime.

La Cour a plutôt estimé que la plaignante souffrait de troubles psychologiques préexistants qui la rendaient plus vulnérable à la douleur, ce qui a entraîné l’application du principe de l’état dégénérescent de la victime. Plus précisément, la Cour a estimé que la plaignante avait une réaction aiguë à une douleur localisée, qui a occasionné une « incapacité continue, inhabituelle et extrême », en raison des troubles mentaux préexistants. La Cour était d’avis que l’état mental préexistant aurait altéré l’état de santé général et l’employabilité de la plaignante à l’avenir.

En ce qui concerne la question de la jambe droite, le juge était encore une fois d’avis que ce problème préexistant aurait altéré l’état de santé général de la plaignante à l’avenir.

En résumé, il a été conclu que le défendeur n’était pas responsable des préjudices résultant des douleurs chroniques, de la dysfonction de l’ATM et des interventions chirurgicales supplémentaires sur la jambe droite. La décision n’aborde pas en détail la question de la dysfonction de l’ATM dans cette partie de l’analyse, mais nous notons qu’il a été déterminé ailleurs qu’elle était directement liée aux douleurs chroniques, qui, selon le juge, étaient causées par des troubles psychologiques préexistants, et non par une cause physiologique.

Les montants suivants ont été accordés à la plaignante :

  • Dommages-intérêts généraux : 150 000 $
  • Perte de la capacité d’entretien ménager dans le passé :  20 929,11 $
  • Coût des soins à venir :  53 959,54 $
  • Perte de revenus dans le passé :  100 000 $

Total : 324 888,65 $

En conclusion, il convient de souligner que la prévisibilité est un facteur déterminant dans l’évaluation de l’application du principe de la vulnérabilité de la victime. Que les préjudices soient ou non plus graves que ce à quoi on aurait pu s’attendre, la question essentielle demeure celle de la prévisibilité. Quant au principe de l’état dégénérescent de la victime, il est crucial de déterminer si le problème était effectivement dégénératif. Un problème peut être stable tout en étant dégénératif. L’analyse et la conclusion de l’affaire Trainor c. DeArcos peuvent sembler difficiles à concilier avec ces principes. Nous attendons donc de nouvelles orientations de la part de la Cour d’appel.

*Monika M.L. Zauhar, associée, et Stephanie Charlton, avocate, font partie du cabinet d’avocats régional Cox & Palmer; Toutes deux exercent principalement dans le domaine du droit des assurances et des litiges commerciaux.

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