Le concept de l’intérêt d’assurance fait partie des aspects précontractuels du contrat en ce sens qu’il est nécessaire à l’existence même de ce contrat. Sans intérêt d’assurance, la police ne peut tout simplement pas exister.
C’est justement dans le domaine des créances hypothécaires et des prises en paiement qu’un aspect de l’intérêt d’assurance s’est manifesté de façon plus évidente. Le créancier hypothécaire qui réclame une indemnité en s’appuyant sur l’avenant hypothécaire devra établir son intérêt au jour du sinistre ainsi que le montant de l’indemnité payable, laquelle sera limitée aux sommes dues à cette date. Or, quels sont les droits du créancier hypothécaire dans l’indemnité d’assurance lorsque l’immeuble est incendié alors que le débiteur hypothécaire est en défaut et que le créancier a débuté les procédures d’exécution à l’égard de cet immeuble?
Cette question a été abordée par l’Honorable Patrick Buccholz, dans Services financiers GEB inc. c. Aviva, compagnie d’assurance du Canada[1]. Dans l’affaire qui nous occupe, les défenderesses, des compagnies d’assurances de dommages, demandent le rejet complet de l’action ayant été intentée contre elles par la demanderesse. Celle-ci est une créancière hypothécaire qui est devenue la propriétaire d’un immeuble ayant été partiellement détruit par un incendie et dont l’assurance avait été prise par son débiteur hypothécaire, soit le propriétaire initial de l’immeuble.
La chronologie des évènements doit être mise de l’avant afin de comprendre le jugement analysé plus bas :
- 12 juin 2019 : Contrat de crédit et convention d’hypothèque
- 11 octobre 2019 : Publication du préavis d’exercice du droit hypothécaire de prise en paiement
- 22 octobre 2018 : Signature d’un acte de délaissement volontaire en prise en paiement entre les débiteurs et la demanderesse
- 28 octobre 2019 : Un incendie cause des dommages partiels à l’immeuble
- 28 octobre 2019 : Dénonciation du sinistre aux défenderesses par la demanderesse
Le délai de délaissement de 60 jours
D’emblée, les défenderesses prétendent que la demanderesse, puisqu’elle a accepté le délaissement volontaire de l’immeuble à titre de paiement de sa créance avant la date du sinistre, ne peut aucunement les poursuivre à cet égard, vu l’absence d’un intérêt assurable au moment de l’incendie. Ainsi, le délaissement volontaire du 22 octobre 2019 aurait, selon les défenderesses, fait cesser l’assurance vu une absence d’intérêt d’assurance de la demanderesse.
Le Tribunal n’en a pas été convaincu.
L’article 2484 du Code civil du Québec (C.C.Q.) prévoit qu’un intérêt assurable est nécessaire à la validité de l’assurance. En l’espèce, l’acte de délaissement volontaire, lequel a été signé par les débiteurs et la demanderesse, énonce clairement que cette dernière est entièrement payée de sa créance et qu’elle est la propriétaire de l’immeuble. Cependant, ce délaissement a eu lieu à l’intérieur du délai de 60 jours prévu à l’article 2758 C.C.Q., et un créancier ne peut exercer son recours à l’intérieur de ce délai en raison de l’article 2749 C.C.Q., lequel est d’ordre public :
« 2749. Les créanciers ne peuvent exercer leurs droits hypothécaires avant l’expiration du délai imparti pour délaisser le bien tel qu’il est fixé par l’article 2758. »
Puisqu’un immeuble ne peut être transféré par délaissement volontaire au créancier avant l’expiration du délai[2], il en découle que la demanderesse n’était pas encore valablement propriétaire de l’immeuble en cause au moment du sinistre et sa créance hypothécaire n’était pas parfaitement éteinte, et ce, nonobstant les termes de l’acte de délaissement volontaire. Ce n’est qu’à l’expiration du délai imparti pour délaisser l’immeuble que le créancier deviendra automatiquement et immédiatement propriétaire du bien[3], si personne n’a remédié au défaut ou payé le créancier[4] ou si personne n’a demandé l’abandon de la prise en paiement[5]. Contrairement aux prétentions des défenderesses, la demanderesse ne pouvait être propriétaire avant l’expiration du délai imparti des 60 jours prévus aux articles 2749 et 2758 du Code civil du Québec, soit le 11 décembre 2019.
Intérêts différents de la demanderesse
Par ailleurs, même si la demanderesse était propriétaire de l’immeuble, elle ne perdait pas dès lors un intérêt assurable dans l’immeuble assuré. Elle passait, en fait et en droit, du statut de créancière hypothécaire à celui de propriétaire, et ce, à l’égard du même immeuble. L’article 2481 C.C.Q. prévoit expressément que l’intérêt d’assurance d’une personne peut varier dans le temps :
« 2481. Une personne a un intérêt d’assurance dans un bien lorsque la perte de celui-ci peut lui causer un préjudice direct et immédiat.
L’intérêt doit exister au moment du sinistre, mais il n’est pas nécessaire que le même intérêt ait existé pendant toute la durée du contrat. »
Au surplus, une clause relative à des garanties hypothécaires, telle que celle prévue au contrat d’assurance dans le présent dossier, établit des droits importants pouvant bénéficier distinctivement au créancier hypothécaire dans certaines circonstances. En vertu de la clause A) 6) du formulaire R1 du contrat d’« Assurance des Entreprises, Contrat d’assurance, Renouvellement » (ci-après nommé le « Contrat d’assurance ») les défenderesses se sont engagées à verser l’indemnité d’assurance à la créancière hypothécaire, et ce, même si elle en acquiert les droits de propriété.
Contrats distincts
En outre, les garanties formulées à l’endroit des créanciers hypothécaires dans de telles clauses ont une existence distincte ne dépendant par nécessairement des droits du propriétaire assuré. Le créancier hypothécaire bénéficie d’un contrat d’assurance distinct avec l’assureur qui lui octroie les mêmes droits qu’à l’assuré[6].
Il peut effectivement paraître curieux qu’un nouveau propriétaire de l’immeuble puisse bénéficier de l’assurance du propriétaire précédent; or le créancier hypothécaire qui reprend l’immeuble en paiement n’est pas un acquéreur subséquent ordinaire. Celui-ci possède un contrat d’assurance distinct. L’assureur reconnait son existence dès le départ et lui garantit le bénéfice de l’assurance à la suite du transfert de propriété. La demanderesse avait donc un contrat distinct avec les défenderesses, lequel prévoyait précisément qu’elle pouvait bénéficier d’assurance lors d’une réalisation hypothécaire quelconque.
Il y a donc lieu de conclure que, en tout temps pertinent relativement au dossier, la demanderesse détenait un intérêt assurable dans la propriété assurée. Pour le moment, son recours n’est pas manifestement mal fondé et l’abus n’a donc pas été démontré.
[1] 2022 QCCS 3074
[2] Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Industrielle-Alliance (L’), compagnie d’assurances sur la vie,
[2003] R.D.F.Q. 11, [2003] R.D.I. 261 (rés.), aux paras 45-52. Voir aussi : Pratte, Denise, Priorités ethypothèques, 5e éd., Sherbrooke, Éditions Revue de droit, Université de Sherbrooke, 2021, p. 397.
[3] Article 2781 C.c.Q.
[4] Article 2761 C.c.Q.
[5] Article 2779 C.c.Q.
[6] Caisse populaire des Deux Rives c. Société mutuelle d’assurance contre l’incendie de la Vallée du
Richelieu, [1990] 2 R.C.S. 995, aux pp 1013-1015, 1025, 1028.