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Domtar inc. c. Chubb Insurance company of Canada – Le secret professionnel : une limite à l’obligation de collaboration de l’assuré

August 22, 2016

L’obligation de collaboration de l’assuré en faveur de l’assureur est maintenant bien établie en droit québécois. Dans un arrêt rendu le 25 mai 2015, la Cour d’appel rappelait d’ailleurs l’importance de cette obligation et se prononçait ainsi quant à son étendue :

« L’assuré doit répondre aux questions de l’assureur ou de ses représentants concernant toutes les circonstances entourant le sinistre et il doit fournir les pièces justificatives au soutien de sa réclamation. Il doit également, sur demande de son assureur, consentir à la cueillette des renseignements nécessaires et signer les documents requis pour ce faire[1]. »

Cette obligation a-t-elle des limites? Au-delà des précédents jurisprudentiels rendus en la matière, le 13 juillet dernier, dans l’affaire Domtar inc. c. Chubb Insurance Company of Canada[2] , le juge Gérard Dugré a eu à se prononcer sur cette question en tenant compte des prétentions de l’assurée à l’effet que les documents demandés par l’assureur étaient couverts par le secret professionnel de l’avocat.

Le contexte

En 1998, Domtar inc. fait l’acquisition de E.B. Eddy Limited et E.B. Eddy Paper, Inc., filiales de Weston. En 2007, Weston avise Domtar que l’accord par lequel elle se fusionne avec Weyerhaeuser Co. l’année précédente viole les expectatives raisonnables qu’elle a en tant qu’actionnaire de Domtar. Elle lui réclame en conséquence la somme de 100 millions.

Devant le refus de Domtar de donner suite à la réclamation, Weston intente un recours en oppression devant les tribunaux ontariens. Chubb Insurance Company of Canada et American Home Assurance Company, assureurs de Domtar, nient couverture et refusent d’assumer sa défense dans ce litige.

Le 24 juin 2013, Domtar et Weston s’entendent et règlent le dossier pour un montant de 50 millions. Un recours parallèle intenté par Domtar contre ses assureurs devant la Cour supérieure du Québec et visant à déterminer si Chubb et AIG doivent rembourser à leur assurée la somme de 50 millions ainsi que ses frais de défense assumés dans le dossier ontarien est réactivé le 3 décembre 2014.

En février 2014, en prévision de la tenue des interrogatoires hors Cour, les avocats de l’assurée et des assureurs s’échangent des demandes de communication de documents. Alléguant notamment la protection offerte par le secret professionnel de l’avocat dans la province de Québec et le privilège avocat-client en Ontario et dans les autres provinces de common law, Domtar refuse en outre de fournir les documents échangés ses avocats.

Rappelons que selon Domtar, ces documents avaient pour but de fournir des avis juridiques dans les contextes suivants : 1) dans le cadre de la transaction intervenue en vertu du Share Purchase Agreement entre Domtar et Weston; 2) dans le cadre de la transaction entre Domtar et Weyerhaeuser donnant lieu à la fusion des compagnies; 3) dans le cadre de la réclamation par Weston contre Domtar en vertu du Share Purchase Agreement; 4) dans le cadre de la représentation de Domtar dans le dossier ontarien; 5) relativement à l’analyse de la couverture d’assurance en vertu de la police qui est au cœur du présent litige; 6) relativement au déni de couverture par les assureurs en rapport avec la réclamation de Domtar en vertu de cette police d’assurance; 7) relativement à la poursuite intentée par Domtar contre ses assureurs Chubb et AIG dans le présent dossier et 8) dans le cadre de la médiation et du règlement du dossier ontarien.

En réponse au refus de leur assurée de communiquer ces documents, Chubb et AIG soutiennent que 1) Domtar aurait renoncé au secret professionnel / privilège avocat-client, 2) qu’elles ont droit à une défense pleine et entière et 3) que l’obligation de collaboration de l’assuré envers son assureur l’empêche d’opposer le secret professionnel / privilège avocat-client.

La décision

L’Honorable Gérard Dugré conclut que les documents demandés par les assureurs sont en principe couverts par le  secret professionnel / privilège avocat-client et que les trois motifs soulevés par Chubb et AIG ne permettent pas de s’en écarter. Le présent résumé s’attardera aux premier et troisième motifs, à savoir l’existence d’une renonciation et l’obligation de collaboration de l’assurée.

L’importance de la protection du secret professionnel 

D’entrée de jeu, le juge Dugré précise que son analyse devra tenir compte du caractère particulier du secret professionnel. En effet, ce droit étant prévu à l’article 9 de Charte québécoise des droits et libertés de la personne, il est maintenant bien établi en droit québécois qu’il a été élevé au rang de droit fondamental et qu’il bénéficie d’une protection quasi-constitutionnelle.

En effet, comme le précisait la Cour suprême dans un arrêt rendu le 3 juin dernier, « le secret professionnel de l’avocat a évolué, passant d’abord d’une simple règle de preuve à une règle de fond puis, aujourd’hui, à un principe de justice fondamentale[3]. »

Par conséquent, l’honorable Gérard Dugré rappelle que selon les arrêts rendus par la Cour suprême dans les affaires Descôteaux c. Mierzwinski[4] et Goodis c. Ontario (Services correctionnels)[5], on ne pourra porter atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité absolue, critère tout juste en deçà d’une interdiction absolue dans tous les cas.

Ces balises juridiques étant établies, le juge Dugré a par la suite analysé les trois arguments soulevés par Chubb et AIG pour la communication des documents.

1)    La renonciation de Domtar d’invoquer le secret professionnel / privilège avocat-client

Le Tribunal précise tout d’abord que contrairement à ce qui était plaidé par les assureurs, le caractère fondamental de ce droit implique que l’assurée ne peut pas y renoncer implicitement. Compte tenu de la protection offerte par l’article 9 de la Charte des droits et libertés de la personne et du critère de l’absolue nécessité, la Cour précise au contraire que la renonciation du droit ne peut être qu’expresse :

[66] Le tribunal est en outre d’avis que la notion vague de renonciation implicite est incompatible avec l’art. 9 de la Charte québécoise, particulièrement avec le devoir du tribunal d’assurer d’office et sans condition le secret professionnel. En effet, tant que le bénéficiaire du privilège avocat-client n’a pas relevé son avocat de son secret professionnel ou n’a pas communiqué concrètement les faits, informations ou document protégés, le tribunal doit d’office assurer le respect du secret professionnel (art. 9 al. 3 de la Charte québécoise). Ainsi, il serait pour le moins illogique que le tribunal puisse forcer un client à divulguer des informations privilégiées sur le fondement d’une renonciation implicite, alors que cette Charte l’oblige à préserver le caractère privilégié de ces informations ou documents. D’autant plus qu’une renonciation implicite ne remplit pas le critère de la nécessité absolue permettant d’écarter le privilège avocat-client.

Le tribunal considère finalement que la mention « based on advice of our counsel » incluse dans une lettre adressée par Domtar à Wetson est manifestement insuffisante pour constituer une renonciation, si tant est qu’une telle renonciation existerait en droit québécois.

2)    L’obligation de collaboration de Domtar

En droit québécois, l’obligation de collaboration de l’assuré envers son assureur est codifiée à l’article 2471 du Code civil du Québec qui est ainsi libellé :

À la demande de l’assureur, l’assuré doit, le plus tôt possible, faire connaître à l’assureur toutes les circonstances entourant le sinistre, y compris sa cause probable, la nature et l’étendue des dommages, l’emplacement du bien, les droits des tiers et les assurances concurrentes; il doit aussi lui fournir les pièces justificatives et attester, sous serment, la véracité des renseignements fournis.

Lorsque l’assuré ne peut, pour un motif sérieux, remplir cette obligation, il a droit à un délai raisonnable pour l’exécuter.

À défaut par l’assuré de se conformer à son obligation, tout intéressé peut le faire à sa place.

Le Tribunal donne foi aux représentations des assureurs relativement au fait que le devoir de collaboration de leur assurée implique qu’ils sont en droit de vérifier (a) la nature de la réclamation de Weston; (b) les prétentions des parties à l’égard de la responsabilité de Domtar; (c) les prétentions des parties quant à l’interprétation de la clause en litige; (d) la nature des dommages réclamés par Weston; (e) les négociations entourant l’obtention de ce règlement; (f) si le règlement intervenu était « raisonnable » et (g) que Domtar doit collaborer avec elles. Cela étant exposé, la Cour conclut toutefois que ces éléments ne sont pas suffisants pour remplir le critère de la nécessité absolue :

[84]        D’abord, cette obligation de collaborer avec ses assureurs ne satisfait pas le critère de l’absolue nécessité parce qu’il est parfaitement possible de déterminer si la perte subie par Domtar est couverte par les contrats d’assurance et, le cas échéant, le montant de l’indemnité payable en vertu de ceux-ci, sans qu’il soit nécessaire d’écarter en l’espèce le privilège avocat-client.

[85]        Ensuite, les termes des contrats d’assurance liant les parties ne prévoient pas que Domtar a l’obligation de divulguer des faits, informations ou documents protégés par le privilège avocat-client, si tant est qu’une telle obligation contractuelle puisse être validement convenue.

[86]        Enfin, et plus fondamentalement, l’obligation de collaborer prévue à l’art.2471 C.c.Q. ne permet pas de déroger au privilège avocat-client (art. 9 et 52 Charte québécoise).

Le Tribunal conclut finalement que chaque objection fondée sur le secret professionnel / privilège avocat-client doit faire l’objet d’une analyse particularisée, après avoir examiné chacun des documents demandés et rappelle les conditions permettant de conclure à l’existence de ce privilège, à savoir qu’il doit s’agir d’une consultation avec un avocat, que cette consultation doit être voulue confidentielle et que l’opinion de l’avocat doit avoir été recherchée en raison de sa qualité d’avocat.

Conclusion

Nous retenons de cette décision que la Cour supérieure ne remet pas en cause l’importance du devoir de collaboration d’un assuré envers son assureur, mais qu’elle précise que ce devoir peut, dans certaines circonstances, céder le pas, au droit fondamental que constitue le secret professionnel entre un client et son avocat.

Compte tenu de la décision de la Cour à cet égard, l’objection de Domtar fondée sur le privilège relatif au litige n’a pas été analysée par le Tribunal, si ce n’est que pour préciser qu’il ne trouverait pas application puisque le litige entre Domtar et Weston était terminé au moment de la demande de communication de documents. Il sera intéressant de voir de quelle manière la Cour analyserait une telle demande de l’assureur envers son assuré dans la mesure où elle était présentée avant qu’un règlement intervienne avec la tierce partie. Le privilège relatif au litige n’étant pas un droit consacré dans les chartes, la relation entre ce dernier et l’obligation de collaboration de l’assuré pourrait être différe


[1] Intact Assurances inc. c.9221-2133 Québec inc. (Centre Mécatech), 2015 QCCA 916, par.20 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée).

[2] 2016 QCCS 3295.

[3] Canada (Revenu national) c. Thompson, 2016 CSC 21, par. 17.

[4] [1982] 1 R.C.S. 860.

[5] [2006] 2 R.C.S. 32.

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